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LIREINE
25 octobre 2009

La mine d'or

J’avais prévu de partir très en avance. Pour mon premier voyage, il valait mieux déambuler comme une âme en peine au milieu des boutiques de l’aéroport, que d’arriver en retard. Je m’en serais voulu pendant très longtemps si une mauvaise estimation du temps avait empêché mon départ et m’avait cloué à Roissy. Mon patron avait organisé mon séjour afin qu’il soit le plus rentable possible tout en me ménageant un peu de temps pour la découverte du pays. De toutes façons, si ce déplacement était fructueux, j’étais appelé à y retourner régulièrement, jusqu’à temps que les cahiers de soumission à l’appel d’offres soient rédigés. Il était donc nécessaire que j’en découvre le plus possible, tant au niveau du pays que de ses habitants, c’était un investissement en temps et en énergie. Puis, on ne se déplace pas à six mille kilomètres pour la première fois sans en profiter un peu, quand même !...

Mon excitation était à son comble. Je passais en revue l’essentiel de mon voyage, ce que je prévoyais être mon arrivée sur place, les noms et fonctions respectives de mes correspondants locaux, les priorités, tout quoi ! Deuxième café, j’avais encore une petite heure devant moi, et quand on a du temps dans ces cas là, on regarde à la ronde, on observe, on joue à essayer de comprendre qui sont ces gens, d’où ils viennent, pourquoi faire ? Cette fourmilière est en perpétuel mouvement. Tout le monde se côtoie ici, des pingouins sombres à la cravate assortie au touriste en tongs en passant par des religieuses et des parents tenant la main des enfants, l’ensemble dans toutes les langues…. Quel échantillonnage ! Si des extra terrestre cherchent un endroit représentatif de notre planète, c’est ici qu’ils doivent atterrir et étudier. Bonne chance les gars, car pour trouver comment et pourquoi tout ce monde bouge en même temps, vous n’êtes pas prêts de repartir…

Trois hôtesses viennent s’installer à la table en face, elles sont souriantes, élégantes et gracieuses, je ne peux pas m’empêcher de penser que la vie est parfois belle… Troisième café, ensuite je rejoins mes futurs compagnons de voyage, dans la salle d’embarquement.

Me voilà fin prêt. Revues et journaux, chewing-gum pour l’ascension, de quoi écrire et une légère somnolence à laquelle je succombe volontiers quelques minutes après l’envol. Quelques heures plus tard, la bouche un peu pâteuse après un sommeil entrecoupé de fourmillements et ankyloses diverses dus au confort de la classe « éco », une fois les magazines et le repas engloutis, l’avion amorce sa première descente, juste au dessus des terres rouges de Kano. C’est merveilleux ! Le soleil commence à peine à se lever sur les villages, les couleurs ocre et incarnat illuminent le paysage, les terres flamboient, les brumes de chaleur font déjà onduler l’horizon tropical ; je ne suis plus loin de ma destination finale maintenant

C’est en tous cas ce que je pense puisque nous volons depuis huit heures, il ne reste plus qu’une étape après celle-ci, mais tout n’était pas inscrit dans le plan de vol. Il manquait un élément important pour que la compagnie respecte son engagement : La durée d’intervention des militaires nigérians qui font irruption dans l’avion. Impressionnant. Tout de treillis de combat vêtus, la mitraillette au poing, le regard inquisiteur dans lequel je percevais, pour le premier d’entre eux, une sorte de crainte, de danger imminent. Trois d’entre eux avancent directement jusqu’au poste de pilotage, les autres restent déployés dans la carlingue. Bien que situé de l’autre côté de la sortie de l’appareil, j’aperçois le reflet tournoyant des gyrophares dans l’allée. Les bidasses semblent nerveux et j’espère qu’ils ont touché leur solde ce mois ci. Je sens le regard insistant de l’un deux dans ma direction, un rapide coup d’œil me confirme qu’il me fixe. Je prends l’air dégagé, un magazine, de quoi écrire et m’enferme dans une coquille que je sais fragile, car j’ai horreur des regards insistants, à l’exception bien évidemment, de celui des femmes.

Les trois valeureux guerriers sortent du cockpit aussi vite qu’ils y étaient entrés et, grand bien me fasse, quittent l’avion emmenant leur troupe et leurs gyrophares. A cet instant précis, tout le monde sent un relâchement caractéristique ponctué de soupirs et de grincements de siège, la vie semble renaître, comme à chaque fois qu’un militaire s’éloigne, sans avoir fait l’usage de ses armes. L’attente fut interminable. Les moteurs coupés n’alimentaient plus l’avion en air frais, nous étions dans un four avec interdiction formelle de pointer son nez à l’extérieur, et lorsque l’équipage nous fit part d’un décollage imminent, j’aurais sauté au cou de mon hôtesse si j’avais été moins spongieux. La plupart des occupants étant descendus à Lagos, il ne restait tout au plus qu’une vingtaine de passagers. Enfin pouvoir relever l’accoudoir central et prendre ses aises pour les deux heures restantes. Le personnel de bord, conscient du retard et de l’inconfort provoqué par l’incursion guerrière des nigérians, se fit pardonner en abandonnant le reliquat des minis bars à qui voulait bien en profiter. La compagnie vous offre ses charmes, ses sourires et ses alcools pendant deux heures durant ! Difficile de quitter l’avion dans ces conditions, certains d’entre nous ont la démarche sinueuse, alors que l’appareil est à l’arrêt, tout le monde est soulagé, enfin arrivés !  

Les boyaux interminables de l'aéroport qui mènent au contrôle des passeports baignent dans cette étrange moiteur en suspension, épaisse, oppressante. Passé le premier tournant, je me rends compte qu'il n'est pas si long qu'il en a l'air. Le couloir est étroit, et surchargé de gens qui se suivent à petits pas, au rythme lent des douaniers qui prennent leur temps de comparer la photo au passager, de poser la question d’usage :

-Vous venez pour affaires ou tourisme ?

Puis, ils cachètent, tamponnent et griffonnent avant de poser la même question au voyageur suivant.

Mon voisin de gauche, transpire encore plus que moi. A force de s’éponger, son mouchoir en papier tombe en lambeaux et deux petits morceaux sont restés collés sur son front. Il tourne la tête vers moi. Il a le sourire aimable, l’air fatigué comme nous tous après ces longues heures quelque peu mouvementées. Malgré ses deux petits bouts de papier, j’ai le sentiment de l’avoir déjà vu ; pire, cette sensation bizarre qui vous fait croire à un évènement vécu dans les mêmes conditions, avec les mêmes personnages, les mêmes gestes, tout pareil alors que êtes en train de le vivre pour la première fois. Nous nous sommes déjà croisés, ou je confonds ? La fatigue peut être. Les européens sont peu nombreux à descendre à Accra. Malgré que le Ghana fut une colonie britannique, le tourisme n’a jamais été développé, ni avant, ni après l’indépendance, et les blancs qui fréquentent le pays ne sont là que pour des raisons professionnelles. Voilà pourquoi, à l’approche du douanier, je brûle d’envie de répondre « tourisme » et de demander la direction du syndicat d’initiative… Je fais signe à mon voisin rapport aux bouts de papier… Il me remercie et la conversation s’installe en attendant notre passage devant les deux guérites.
-Laissez moi deviner : Vous venez au Ghana pour raisons professionnelles ?

Son sourire s’élargit. Je viens de faire connaissance du conseiller commercial à l’ambassade de France qui, lui aussi m’interroge sur ma venue. Mon premier pas dans la petite communauté française d’Accra se fait par la grande porte et j’avoue en être enchanté. Voilà, enfin nos douaniers.

C’est mon tour, je n’y tiens plus !

-Tourisme !
Du coup le conseiller et l’employé des douanes tournent tous les deux la tête vers moi, en plus de mon douanier à moi qui me regarde les yeux écarquillés de bonheur. Un touriste ! Un blanc qui vient visiter le Ghana ! Tu m’étonnes qu’il est content. Dans ses yeux, j’aperçois déjà une ribambelle de petits cousins ou neveux qui s’efforceront de me faire visiter même ce qui n’existe plus ou n’a jamais existé. J’effleure la catastrophe diplomatique en lui avouant la plaisanterie. Du coup, mon agent des douanes est tellement contrarié qu’il ressent mon humour, pourtant bon enfant, comme une provocation envers ce pays qui n’a jamais connu que des exploitants miniers et des négociants en cacao. Des touristes ? Et pour voir quoi ? Lui-même ne doit pas savoir puisqu’il n’a jamais eu l’occasion de confronter, de comparer ce décor qui fait son quotidien, à celui dont il ne connaît que des images et des photos de magazines. Je suis très embarrassé par  la contrariété ambiante d’autant que mes intentions sont parfaitement sincères et amicales. Le plaisir d’avoir rencontré Monsieur le conseiller commercial mêlé à la fatigue du voyage m’a fait oublier, un court instant, qu’un douanier africain pouvait ne pas avoir le même sens de l’humour qu’un jeune blanc bec européen.

Il retient un instant mon passeport et mon carnet de vaccination, et moi, mon souffle. Avant même qu’il ait ouvert la bouche, le conseiller se fait reconnaître et sur le ton de la plaisanterie explique à l’agent que si j’ai eu la naïveté de croire au tourisme, il se chargeait de me faire changer d’avis très rapidement. En clair, pour mon douanier, nous étions ensemble.
Je me confonds en excuses et nous sortons du couloir, soulagés.

Après l’avoir chaleureusement remercié, il m’explique que je ne risquais pas grand-chose, quelques heures d’attente supplémentaire et une pincée de monnaie locale, le Cedis, tout au plus.

Nous sommes le 14 juillet et ce soir a lieu la réception donnée par Monsieur l’ambassadeur, en l’honneur des ressortissants Français. Charles, puisque la coutume exige l’usage de nos prénoms, me recommande d’être présent ; le lieu est privilégié et la perspective de rencontres de toutes sortes est une opportunité à ne pas manquer.
-Et n’oubliez pas votre invitation ! Me lance t il avant de monter dans la 604 tropicalisée, aux couleurs de la cocarde et des petits fanions, un peu délavés, mais toujours reconnaissables.

Celui qui vient m’accueillir à la sortie de l’aéroport s’appelle Fred. Fred Amanpené, Ghanéen de souche Ashanti, responsable des quatre concessions automobiles du pays, propriétés de la société qui nous emploie. Avec Fred, nous avons pour mission de développer le commerce avec les administrations locales en leur prouvant que nos représentations, nos produits et nos services sont vraiment inégalables, irremplaçables, incomparables et admirables.
Je m’enquiers auprès de Fred sur la meilleure façon d’obtenir l’invitation, la clé, le sésame, le passe qui me permettra de participer à la réception de ce soir, sachant que mon voyage étant avancé de deux semaines, je n’apparaissais pas sur la liste des invités communiquée à l’ambassade.
Fred illumine son visage d’ébène par un sourire à la blancheur éclatante, et je devine au pétillement de ses yeux que la solution vient de lui apparaître, comme la vierge à Bernadette, pas moins. Effectivement, en tant que Directeur local de concessions Françaises, sa femme et lui sont bien prévus à la fête. Je reçois ma première preuve de générosité et de dévouement africain : Madame Amanpené restera à la maison, tandis que je profiterai de son invitation. Même pas gêné, je le remercie et lui confie le soin d’en faire autant auprès de son épouse. Pour mes premiers pas dans une réception officielle à l’ambassade de France, j’allais être gâté. Le grand bâtiment blanc aux allures coloniales flanqué des deux drapeaux de chaque côté du portail est impressionnant, majestueux. Beaucoup de monde s’affaire autour de l’ambassade. Les robes de soirée sont vaporeuses et légères, dévoilant les charmes d’une sensualité dont j’ai du mal à décrocher mon regard, pour certaines d’entre elles. A travers les immenses grilles qui encerclent les jardins, on distingue les tables, dressées pour l’occasion avec des fontaines de coupes et des décorations de papayes, oranges et mangues apportant des colorations qui se confondent avec l’abondante végétation du parc. Le bâtiment se situe sur une petite butte dominant les jardins. On y parvient par une longue allée en pente douce de sorte qu’une fois le très large vestibule d’accueil atteint, on domine la grande salle de réception, dans laquelle on accède par un majestueux escalier de pierres aux rambardes sculptées de fleurs et aux piliers en forme de troncs d’arbres. Impressionnant, vraiment. Et c’est là que tout se complique pour moi. L’ambassadeur, Madame l’ambassadrice, leurs enfants et quelques personnalités locales sont alignées en bas, dans le prolongement du grand escalier, dans l’attente de serrer ou baiser les mains de leurs convives dont les noms et qualités sont déclinés par l’huissier en haut des marches. Du grand spectacle en somme. Subjugués par cette étonnante mise en scène, Fred et moi oublions provisoirement le détail qui va me ridiculiser pour le restant de mes jours. Alors que toutes les personnalités ont déjà été annoncées et présentées, l’huissier fait signe au reste des ressortissants de s’aligner dans le vestibule, dont acte. Vient alors l’un des plus grands moments de ma jeunesse lorsque l’huissier d’une voix claire et distincte, annonce dans un silence quasi absolu :

-Directeur des Grands Garages Ghanéens, « Monsieur et Madame Amanpené »

Et nous voilà descendant les grandes marches côte à côte sous les applaudissements hilares du public. Fred, exclusivement anglophone, n’ayant pas saisi le comique de la situation, lève le bras et agite la main en réponse à la foule en liesse, qui ne retrouvera son calme que tard dans la soirée.

L’ambassadeur, l’air amusé me dit simplement en retenant un court instant ma main dans la sienne :

-Veuillez m’excuser, mais je n’ai pas bien saisi votre nom…

Tandis que madame l’ambassadrice, dont j’appris plus tard la réputation coquine, refuse le baise main et m’embrasse en ajoutant :

-Entre femmes, on peut bien se faire la bise ?
Pour le coup, je n’eus pas à me déplacer beaucoup pour faire des rencontres, la curiosité des invités me fit économiser beaucoup de déplacements dans les jardins. Plus tard, j’expliquai à Fred ce qui c’était passé, ce qui lui provoqua une retentissante crise de rire.

Cet épisode croustillant terminé, je déambulais dans les rues sales et malodorantes d’Accra, à la rencontre de Fred, avec qui nous devions recueillir un cahier des charges sur la réhabilitation d’une ancienne mine d’or dont le filon avait été abandonné par les Anglais suite à l’indépendance. La mine est située à deux cents kilomètres de la capitale, au nord ouest de Kumasi, dans la forêt. Seules les deux entrées de la galerie principale sont ouvertes sur une centaine de mètres, le reste des boyaux est condamné depuis une trentaine d’années.
Le voyage sur les pistes est entrecoupé de pauses diverses. Les vendeurs de noix de coco désaltérantes, les arachides et les noix de kola seront toutes grignotées et mâchouillées jusqu’à notre arrivée aux « Parrot mines », littéralement les mines perroquet, oiseau emblématique de la région. Les baraquements sont à mi hauteur, sur le flanc de la vallée et dominent la rivière qui serpente en contre bas. Le paysage est ahurissant de majesté. Les parfums, les cris, les chants et l’immensité sauvage qui s’étend sous mes yeux m’hypnotise. J’ai l’impression d’halluciner. Certes, j’ai un peu abusé des noix de kola, mais à ce point, une telle grandeur me fascine. Celui qui a acheté une partie de la concession et qui nous accueille s’appelle Kwamé. Lui aussi est Ashanti, ami de Fred et du même village. Ils sont chez eux, au cœur de cette magnifique ceinture Ashanti. Kwamé est très respecté car il est roi du clan Oyoko et à ce titre, il incarne l’esprit des ancêtres, fait régner la paix dans le clan et assure les relations avec d’autres groupes environnants. Ici, comme dans toute la région, on parle le twi, on est fier d’être ashanti et de travailler pour Kwamé. Kwamé est généreux. Il use de tous ses pouvoirs de roi et d’actionnaire privé dans ce qui fut le plus gros filon aurifère du pays, pour distribuer du travail et veiller à ce que personne ne manque de quoi que ce soit. Il est un roi fier, affable et responsable. C’est un personnage truculent et impressionnant à la fois. De sa voix rauque aux accents rebondissants, il aime parler, discuter et rire. Un sourire permanent illumine son visage sur lequel un défaut de pigmentation lui éclaircit certains endroits, comme des taches. Moi aussi je fais tache. Je viens seulement de me rendre compte que non seulement je suis blanc mais, qu’en plus j’arbore une chemise blanche toute neuve et un pantalon crème. Je suis un véritable piège à insectes, un aimant à moustiques, comme un gyrophare dans la nuit, on ne doit voir que moi à des kilomètres à la ronde. Cette première soirée nous sert à faire plus ample connaissance. Kwamé m’explique que pour l’instant, seulement un peu d’orpaillage dans la rivière lui permet de subsister. Son projet est de redonner au Ghana et surtout aux ashantis, les richesses qui sont leurs, en ouvrant à nouveau cette mine, pour en continuer l’exploitation. Les géologues britanniques sont formels, plusieurs centaines de milliers d’onces sont encore envisageables. Kwamé parle, et tout en débitant un flot d’analyses à la fois financières et techniques, il se prête au rêve d’un Ghana riche, paré d’or et de kente, comme autrefois, du temps des rois si puissants, avant l’arrivée des premiers pillards. Portugais, hollandais, anglais ou allemands, il se lance à fond dans une diatribe envers les colons exploitants, prenant soin de ménager la France et de la remercier par avance, au passage, pour l’intérêt qu’elle semble porter à son projet. Plus tard, j’eus l’occasion de constater à plusieurs reprises, que cet homme était véritablement doué pour vous servir des reproches amers et parfois violents sur un plateau joliment décoré. C’est ce qu’il fit d’ailleurs en évoquant celui qui possédait l’autre partie de la concession, Nana Boateng. Je découvre, grâce aux éclaircissements de Fred, qu’un conflit vieux de plusieurs dizaines d’années, oppose le clan Oyoko à celui des Agona, dont Nana est le roi et dont l’ascendance a toujours contesté l’appartenance des terres dont Kwamé se réclame.

Enfin la journée se termine et je ne cherche nullement à la prolonger. Je suis dans un état proche de la déliquescence. La chaleur humide, le voyage et les bestioles ont eu raison de ma cure de kola, je m’effondre sous ma moustiquaire, malgré le grincement à intervalle régulier des pales du ventilateur, rien, ni même les bruits inquiétants de la brousse au dehors, ne pourra me réveiller avant le lever du soleil. Ce n’est d’ailleurs pas le jour naissant qui me tire hors de l’alcôve, mais un bruit inhabituel et curieux. Le lit est dans un renfoncement lambrissé en forme de niche à l’odeur assez présente de moisissure, de bois pourri. En effet, une partie du lambris derrière la tête de lit est saturée d’humidité et le bruit, qui ressemble à s’y méprendre à quelque chose qui gratte ou qui racle, confirme mes inquiétudes : Il y a de la vie derrière ce panneau de bois. Je reste un instant les yeux fermés afin d’analyser au mieux la distance, l’endroit et l’intensité du bruit pour en trouver la cause la plus probable. J’oubliais seulement n’avoir aucune connaissance approfondie de la zoologie africaine, hormis, comme tout le monde, les grands fauves et les éléphants, ce qui à l’instant présent paraissait peu crédible. En plus du bruit, je sens une chatouille sur le crâne, puis sur la main qui me remonte le long du bras. J’ouvre un œil et, à une vitesse inimaginable, je fais un bond qui m’aurait sans doute valu un podium lors d’un championnat de gymnastique acrobatique. De grands gestes saccadés et nerveux, à m’en déboîter l’épaule, réussissent à me libérer des trois blattes qui me courent dessus. Un nid ! Un nid de bestioles noires de plusieurs centimètres de long avec des antennes de radio amateur, qui courent partout, sur le lit, par terre, vont et viennent, entrent et sortent de leur cache, comme paniquées, inquiètes et sans doute contrariées de ne plus avoir mon corps chaud et douillet dont elles ont du profiter toute la nuit sans que je m’en aperçoive, tant ma fatigue était proche du coma. Je mets une bonne demie heure à me débarrasser des frissons qui me parcourent encore, ce qui amuse Fred, pour qui ces insectes sont inoffensifs, à l’inverse des araignées ou autres scorpions. Bien joué Fred ! Je suis sûr de passer ma prochaine nuit en totale insomnie.

Kwamé, toujours aussi jovial, m’invite à le suivre jusqu’à l’entrée de la mine et à découvrir, en contre bas, son installation d’orpaillage. Ensuite, la coutume veut que l’invité partage le plat traditionnel ashanti : Le fufu aux escargots. La journée s’annonce riche en découvertes, d’autant que la rivière marque la frontière entre les territoires Oyoko et Agona ; Fred et Kwamé savent que l’endroit fait l’objet d’une vigilance quotidienne de Nana et de son clan. Ils se répartissent, tant bien que mal, les quelques paillettes de la rivière, mais le filon se trouve sur les terres de Kwamé, et ça, Nana ne le supporte pas. Les rixes sont fréquentes au bord de l’eau, et les éclaireurs, armés de puissantes machettes aiguisées comme des rasoirs ne me rassurent pas.

A quelques dizaines de mètres de la station, Fred me fait remarquer les « bush-men » venus chercher l’eau à la rivière. Il sourit, Kwamé leur adresse un signe de main amical en leur criant quelque chose qui provoque l’hilarité de tous les ouvriers présents autour des longs tapis roulants qui charrient les alluvions de la rivière. Le « twi » est une langue curieuse à entendre. Elle donne l’impression d’une succession d’onomatopées et de bruits de gorge qui la rendent parfaitement incompréhensible et pas vraiment musicale Kwamé m’explique qu’il « recrute » à distance, en sachant que pour rien au monde, les habitants de la forêt quitteraient leurs habitudes ancestrales en échange de quelques billets dont ils n’auraient, de toutes façons, aucune utilité. Tous connaissent ici la présence de ces quelques indigènes qui incarnent pour Kwamé, l’esprit de la forêt. Il les préserve, ce n’est d’ailleurs que pour cette seule raison que le conflit qui oppose les deux clans n’a jamais pris plus d’ampleur. Kwamé et Nana, malgré leurs différents, sont parfaitement en phase sur le sujet. J’en déduis que leur antagonisme, leur rivalité est d’avantage théâtral et n’a rien à voir avec une lutte d’intérêts économique ou de pouvoir. Ils sont bien dans leur rôle, l’un faisant croire à l’autre que le filon était propriété de ses ancêtres, l’autre ne voulant rien entendre à ce sujet. En fait, ils s’ignorent de part et d’autre de la rivière, tels deux rois n’ayant aucune envie de se battre autrement que par des verbiages et des palabres, ça, par contre, ils aiment. Kwamé, très fier, me montre la poudre jaune étincelante sur le bord d’une batée en m’expliquant le début de sa fortune présumée. Je suis content car Kwamé, depuis quelques heures, s’adresse directement à moi. Il ne regarde plus Fred, je sens s’installer la confiance et la sincérité, le programme peut maintenant commencer.
Revenus aux baraquements, le chef cuisinier est en train de laver ce que je suppose être de la nourriture. Une citerne alimente un grand bac en inox, dans lequel ce qu’il remue ressemble à s’y méprendre à des escargots. Mince alors ! Des gastéropodes géants ! Imaginez plutôt : Vingt centimètres de long, dix centimètres de diamètre, environ un demi kilo la bête à elle toute seule. Pour mon plus grand malheur, l’escargot tigre est un des mets les plus prisé dans la région. La forêt en regorge. J’assiste à la préparation, assez écoeuré tout de même en constatant qu’ils sont arrachés vivant de leur coquille dans un bruit de siphon mal débouché. La bave et l’allure générale du gastéropode dépouillé de ses atours zébrés ne me mettent pas en appétit. Je m’efforce de penser à mes petits gris ou mes bourgognes tendres et juteux, en me disant que si eux s’en délectent, je devrais pouvoir les avaler ? Et puis, bien dégorgés et coupés en petits bouts, pourquoi ne serait ce pas bon ? Et bien tout simplement parce qu’ils ne seront ni dégorgés, ni hachés et par conséquent parfaitement immangeables par un jeune européen comme moi. Je m’éloigne des escargots extra terrestres, et rejoins Fred, paisiblement assoupi dans un large fauteuil, aux côtés de Kwamé. Je commence à apprécier le travail en Afrique.

Le chef cuisinier annonce solennellement l’ouverture du banquet. Je suis un peu anxieux à l’idée de retrouver les escargots dans mon assiette. Le contact avec Kwamé est bon, je me dois d’apprécier ce qui a été préparé en mon honneur. En voyant les plats arriver, je sais déjà que l’après midi sera long, long et pesant. La coutume de se façonner des boulettes d’ignames à la main ne me choque pas. Je trouve même ça amusant. Je baigne dans la sauce jusqu’au poignet, je tripote, je triture, je fouille… L’idée me vient d’aller à la pêche aux petits bouts qui flottent à la surface du bouillon, et de confectionner dans mon assiette, une boule avec deux oreilles, 2 yeux rouges et une boule plus grosse avec une queue. Fred et Kwamé me regardent en souriant… Je ne comprendrai que le lendemain pourquoi, en plus du sourire, ils semblaient avoir saisi un message. Ma sculpture en purée d’igname ressemble à un animal local que j’aurais le plaisir ( ?) de consommer dès le lendemain. Cruelle déception, à l’instar des escargots, l’agouti, petit rat des champs comparable à notre lapin local, est un animal très agité, vif et nerveux, qui prend le temps de se faire apprécier une fois en bouche. Comprenez qu’une bouchée d’agouti, tout comme un morceau d’escargot tigre, s’accompagne, malgré une grande expérience de la mastication, d’une improbable digestion.

Le registre de la nourriture forestière serait incomplet sans l’évocation d’un autre animal, beaucoup plus tendre et goûteux, voire délicieux si l’on fait abstraction de l’image, de sa représentation. Dans ces moments là, je me suis rendu compte à quel point le palais procure des sensations différentes selon que l’on sait ce que l’on mange ou non. La bouche, le sens du goût est très proche des yeux, ça doit être lié. Kwamé tient à tous prix à me faire pénétrer dans l’entrée principale de la mine, bien que condamnée quelques mètres plus loin. Je me demande d’ailleurs s’il ne profite pas plutôt de l’occasion pour se rendre « à sa propriété » sans avoir à justifier son déplacement. Un énorme rocher surmonté d’une pancarte « Parrot mines » marque le début du territoire. Vingt mètres plus loin, j’aperçois une voûte végétale supportée par d’énormes étais de bois noir, dont les deux latéraux sont sculptés « KWAME » pour celui de gauche, et « BOATENG » à droite ; il peut être fier le bougre et il le montre. La porte à double battant n’est pas complètement fermée. La végétation au sol empêche sa fermeture totale et c’est en tirant sur l’un des deux battants que je réveille une colonie de chauve souris de taille impressionnante, dont l’envergure approche, voire dépasse le mètre. Avec le recul, je pense avoir fait envoler une bonne trentaine de mammifères. Sur le coup, mes estimations approchaient quelques centaines de millions d’individus tant le bruit, la surprise et la taille des bestioles me surprirent. Même Batman n’était pas de taille à lutter contre cette armée de méga chiroptères. Kwamé, aussi surpris que moi, pourtant habituellement charitable et bienveillant, ordonna un juste châtiment envers ces hôtes indésirables à l’entrée de sa concession. Cette mine était sienne, il était hors de question qu’elle soit squattée par quoi ou qui que ce soit. La messe était dite. Les différents échanges verbaux entre Kwamé et ses sbires se firent en « twi », et même avec une attention particulière apportée aux gestes et aux regards, je ne compris pas le moindre soupçon des commandements de Kwamé.
Le soir, comme tous les soirs à la même heure, le chief-cook finit de servir les assiettes préparées dans la cuisine. J’aurais été aussi curieux qu’avec les escargots du premier jour, j’aurais feint d’être indisposé. Je dois reconnaître que ce plat, et plus particulièrement son ingrédient principal est délicieux. La viande est fondante, goûteuse et j’en aurais volontiers accepté une seconde portion. Les échanges en twi, autour de la table me font penser à quelque chose, mais sans certitude. J’ai l’impression que Kwamé imite un oiseau tandis que les autres se passionnent pour son récit. Me voyant attentif mais un peu déboussolé, Fred me traduit une partie de la chasse aux chauve souris cet après midi, et de conclure : Ce n’est pas un plat que l’on mange souvent ! Et là, je confirme que l’imagination entretient un rapport très étroit avec les papilles gustatives. Autant sans connaître l’origine du plat, je me suis régalé, autant après l’avoir su, je n’en ai pas redemandé…

Le chief-cook voulait me montrer les dépouilles des mammifères, pensant que j’y trouverais autant d’intérêt que pour les escargots et sa cuisine en général, ce en quoi, je préférais éviter de voir les carcasses sanguinolentes des pauvres bestioles, sous peine de nouer mon processus intestinal pour le restant de la soirée, au moins.

Afin d’être parfaitement objectif avec l’art culinaire Ghanéen, je connus, par la suite d’excellents mets dont je supportai la vue également. Les langoustes et les poissons notamment, ont su effacer les souvenirs mitigés de la forêt.

Je trouvais ce pays merveilleux. De l’endroit que je quittais ce jour, je rejoignais les rives du très grand lac Volta qui arrose quasiment tout l’est du pays. A l’abri d’une paillote, face à l’immense barrage d’Akosombo, les filets de perche simplement grillés, dont la taille dépassait celle d’une sole, est un mémorable souvenir. Jamais poisson aussi délectable n’existera ailleurs qu’ici. Là encore l’esprit accompagne la chair. Entre ma cuisine de huit mètres carrés en banlieue parisienne nord, et la vue du barrage, panorama grandiose et majestueux, mon filet n’aurait pas eu la même saveur dans les deux cas, c’est une certitude.

De retour à Accra, le séjour fut endeuillé par le décès brutal d’un proche de Fred et de Kwamé, du même village Ashanti lui aussi. Mes habitudes d’européen, bien qu’elles ne fussent pas nombreuses, grand bien me fasse, en matière de défunt, me conditionnaient à arborer une attitude digne, triste et grave. J’avais raison pour le côté digne, bien que celui-ci faisait partie intégrante de la nature Ashanti quelque soit la circonstance. Par contre pour ce qui était de la tristesse et de la gravité, j’avais tout faux. Une fois encore, j’oubliais être en terre africaine, là où tout est possible, y compris le rire la fête et les couleurs pour honorer un mort. La particularité Ghanéenne d’un enterrement consiste en trois morceaux de bonheur : Le cercueil, le parcours et la fête ; je m’explique : Il est d’usage de fabriquer une boîte dont la forme, les couleurs, voire d’éventuelles sculptures d’ornement, rappèlent le métier ou l’activité principale du défunt. John Mensah ayant, durant plusieurs années de sa vie travaillé pour les « Grands Garages Ghanéen », se devait d’être mis en bière dans un cercueil en forme de voiture, décorée de tous les accessoires automobiles existants. Derrière le pare brise peint sur le cercueil en forme de 504 Peugeot, le portrait de John, rayonnait d’un éternel sourire. Le cercueil, pardon, la voiture rutilait d’un superbe « God bless John » en lettres d’or, qui défilait dans toutes les rues d’Accra dans lesquelles John aimait à se promener. La foule immense qui formait la procession, suivait le « cercueil-voiture » en dansant au rythme des tambours. Les boubous de cérémonie éclataient de couleurs plus vives les unes que les autres, mettant en valeur ceux des chefs et de la famille tous de blanc vêtus. Cette abondance d’animation et de vie autour de la mort, me donnait une sacrée leçon de philosophie. Ici, à l’opposé de mon occident natal, on me montrait combien la vie était à s’y méprendre autre chose qu’une question de prix…Les Ashantis n’ont rien à apprendre de nous et surtout pas de moi. Une fois définitivement convaincu que ma seule utilité n’était rien d’autre qu’un « relais », un « pont » entre des êtres dont l’histoire, les moyens et les objectifs divergeaient totalement, je me sentis plus à mon aise et pouvais, enfin, me considérer un peu comme chez moi. Sans qu’il n’y paraisse, je devenais ashanti et décidais d’apprendre le twi.
Au Réveil, après ma première soirée d’apprentissage, je considérais comme essentiel de changer d’avis en jetant mon dévolu sur autre chose que cette langue étrange, à écouter seulement. J’en resterai avec mon « A kwa ba ! » en guise de bonjour sans jamais avoir pu me souvenir d’autre chose ! Cela peut paraître cocasse, mais une fois l’enterrement terminé, tout le monde semblait content. L’esprit de John était bien « passé » de l’autre côté, Kwamé avait pu assurer l’accueil de son âme par les ancêtres et par conséquent le lien avec les sujets du royaume pouvait perdurer. Fred,  Kwamé et quelques autres dignitaires du village dans leur boubou immaculé de blancheur, ressemblaient à des anges. Les portes du paradis s’entrouvraient, c’est du moins ce que je pensais avant de reprendre mon travail de jeune blanc bec.

Afin de m’assurer une autonomie indispensable à naviguer de ministères en administrations, j’avais besoin du permis de conduire local, seul reconnu et autorisé par la police. De l’autre côté du guichet sur lequel je déposais mes formulaires dûment remplis, l’employé, imperturbable, sorti un autre questionnaire en m’affirmant que ceux en ma possession étaient périmés. Je lui fis remarquer que c’est lui-même qui me les avait donné, pas plus tard qu’hier. Ce à quoi il me répondit, en toute logique, qu’ils étaient obsolètes depuis ce matin. Son grand sourire éclatant me déconcerta au point de lui rendre avec un clin d’œil en bonus. Une heure plus tard, à la moitié du formulaire, l’un de ses gribouillages attira mon attention. Il écrivait trop par rapport à la réponse donnée.

-Profession de l’épouse ?

-Sans

Et il remplit :

-Femme de ménage…

Je n’en croyais pas mes yeux…

Il fallait que je me confie à quelqu’un, que je trouve un psy ou tout autre personne capable de m’écouter : Femme de ménage ? Me répétais je en boucle… Femme de ménage ?

-Mais… pourquoi « femme de ménage » alors que je viens de vous dire qu’elle est sans emploi ?

-Elle ne fait pas le ménage ?

-Si, mais…

-Les courses, à manger, des enfants peut être ? C’est pas du travail tout ça ?...

-Si, bien sûr, enfin…

-Vous préférez « cuisinière » ?...

Et toujours avec ce large sourire qui lui déchirait la moitié du visage :

-Vous la payez au moins ?

C’en était trop ! Le fou rire m’emporta, il en était ravi. La logique africaine venait encore de frapper, le jeune blanc bec était nerveusement plié en deux, agrippé au guichet. Malgré les nombreuses années qui me séparent aujourd’hui de cette anecdote, je revois avec exactitude, ses traits, son regard d’une roublardise éhontée, et surtout son rire auquel il était impossible de résister.

Une fois l’épisode terminé, j’appris tous les jours pendant une semaine que mon permis serait prêt « demain ». Demain, tomorrow, mot sans aucun doute d’origine africaine qui signifie « Ça vient », mais qui peut instantanément se transformer en « C’est prêt » selon la quantité de billets, ou le chiffre indiqué dessus. J’avais pourtant été prévenu que je n’obtiendrai rien sans bakchich, mais en tant qu’apprenti ashanti, j’attendais mon tour sans ajouter ma part de corruption qui avait déjà tant noircie l’image des blancs.

Chemin faisant, je me rendais compte qu’après quatre jours, j’avais beaucoup progressé dans mon travail. Je m’étais intégré, ou du moins j’étais en passe de l’être, je m’offrais avec délice à la nonchalance, aux interminables discussions et même au climat, pourtant difficile à supporter.

J’appréciais surtout les dîners, partagés avec mes ôtes dans des établissements climatisés. Imaginez le jeune blanc bec que j’étais en compagnie d’un roi dans un restaurant à la fraîcheur et au décor apaisant, aux couleurs tamisées, bercé d’une douce et lointaine musique d’ambiance, en train de lécher avec gourmandise la carapace de sa langouste. Les serveurs, attentionnés, nous approvisionnaient régulièrement en serviettes ébouillantées, tandis que les imposantes coupes de fruits frais attendaient sur le bar de rejoindre nos assiettes. Mangues, bananes, papayes et citrons verts, ananas juteux et sucrés. Le roi, c’était moi. Kwamé et Fred le sentaient bien. Leur vie à eux, leurs habitudes leurs coutumes étaient au village, autour du fufu à refaire le monde. Certes, la clim avait ses avantages, mais le contraste était souvent trop saisissant. Là haut, chez Kwamé, on pouvait sentir progressivement l’air se libérer de sa moiteur et devenir presque frais et léger. La nuit souvent l’accompagnait, c’était le signe du repos mérité. L’énergie dépensée le matin se reconstituait pendant la sieste, le pli était pris, la douceur de vivre m’avait envahie, bienvenu au Ghana.

Dans une dizaine de jours je devais repartir, les valises chargées de documents divers permettant la rédaction d’un bout d’appel d’offres sur l’équipement nécessaire aux « Parrot mines » à retrouver leur activité et leur rendement d’antan.

Kwamé me faisait confiance et savait pertinemment que ce lot serait financé par la France, et seul ce lot le serait car seuls ces équipements étaient fabriqués en France. Aucun intérêt à tricher sur la productivité prévue, celle-ci ayant déjà été évaluée par les bureaux de géologie minière. Non, ce qui embêtait Kwamé, était d’avoir à convaincre les Anglais pour la plus grande partie de l’appel d’offres que représentaient les machines d’extraction et de transformation. Lorsqu’il évoquait les colons, la main d’œuvre à la limite de l’esclavage, la sécurité inexistante et son cortège d’handicapés à vie, de morts… Sa rivière à peine remise de ses pollutions acides phénoménales, ses « bushmen » chassés, interdits de pêche et de cueillette, ses paysages défigurés, la majestueuse sérénité de sa forêt violée à tout jamais; son peuple Ashanti, leur fierté, impuissante face au pouvoir étincelant de l’or ; ces gens là, il en gardait une haine farouche, viscérale et tenace. Sachant qu’il ne pourrait pas obtenir d’autres financements que ceux d’outre manche pour ce type de matériels, je cru comprendre que même un roi Ashanti pouvait se résigner, se courber face à ses ennemis de longue date. Fred m’expliqua, en privé, que tout ce travail ne servirait peut être à rien car un roi doit rester un roi, surtout ici. Les anglais, priés de déguerpir à l’époque de l’indépendance, dont le Ghana fut le précurseur, par la voix même d’un Ashanti, ne lui feraient pas de cadeaux. Il le savait et conservait au fond de lui-même cette ultime alternative d’améliorer uniquement l’orpaillage, rien que pour faire travailler les british sur le reste, pour le plaisir seulement, et les renvoyer une seconde fois chez eux pour la sérénité de son âme, enfin.

Une sombre vengeance en quelque sorte. Je le sentais partagé entre la volonté d’enrichissement, car un roi se doit d’afficher une certaine richesse, et le souhait de ne plus abîmer sa forêt d’avantage, par respect envers son peuple. Faire la nique aux british, c’était acquit, développer l’orpaillage seul restait donc en cours de réflexion.

Mince alors ! Mes voyages risquaient de ne pas se renouveler ? Que faire, tout dire à mes patrons et mettre en péril la possibilité de baigner encore dans cette délicieuse langueur africaine ? Ne rien laisser paraître au risque, le moment venu, de passer pour un imbécile ? Je m’autorisais donc une nuit de questions-réponses sous ma moustiquaire. Au réveil, c’était décidé, il fallait que j’en profite. Ma mission devait obligatoirement me renvoyer pour deux séjours, au moins, dans les trois mois à venir, ensuite seulement, je lâcherai le morceau.

Mais le jeune blanc bec que j’étais avait tendance à sous-estimer ses patrons qui étaient largement aguerris aux divers stratagèmes africains. Un piège semblait se refermer sans que j’en aie conscience. Une toile se tissait tout autour de moi, elle aurait un dénouement tragique, bien plus tard.

Mes voyages s’enchaînaient à une fréquence somme toute raisonnable. Je partais trois semaines par trimestre environ, toujours à butiner de ministères en cabinets, de bureaux en garages, accompagné de mon pote Fred. Au dossier de la mine, pour lequel mes patrons semblaient toujours intéressés mais circonspects sur son aboutissement, étaient venus s’ajouter des prospections diverses pour le traitement des eaux, les véhicules sanitaires et autres cars de ramassage.

J’avais maintenant mon appartement dans le compound, deux aides et un gardinier. Non, il ne s’agit pas d’une coquille, vous avez bien lu « gardinier ».

Kojo, une trentaine d’années, timide d’apparence et chargé de cette humilité encore enseignée à l’égard des blancs, se présenta en tant que « guardener » dont la définition m’échappait totalement. Je comprenais bien qu’il y avait du « garde » et du « jardinier » là dedans mais n’arrivais pas à qualifier précisément sa fonction. Ce n’est qu’après forces gestes et détails que je compris que Kojo, à la fois gardien du compound et jardinier de surcroît, s’était octroyé le titre, respectable à ses yeux de « gardinier », ce qui, en toute logique, une fois de plus, était parfaitement compréhensible.

Mes visites à Kwamé se multipliaient au fur et à mesure que le dossier d’appel d’offres s’épaississait. Pour ma part, j’en avais presque terminé, tout avait été rédigé en parfaite transparence en ayant, tout de même inclus quelques bakchich, par ci, par là et, à ma grande surprise, pas forcément destinés aux personnes à qui je pensais…Kwamé et Fred se risquèrent à citer quelques noms dont l’intervention auprès des ministères et des banques seraient déterminante. Tiens ! Je reconnais l’un des pivots de l’affaire. Mon voisin d’aéroport aux bouts de mouchoirs collés sur le front ! Charles ! Monsieur le conseiller commercial. Evidemment, le financement étant Français pour ce lot, la société de négoce se doit d’adresser de sincères, voire de très sincères, voire de très très sincères remerciements proportionnels au montants engagés. Mais un conseiller commercial n’agit jamais en direct, on s’en doute, avec les administrations locales. Ainsi, l’intermédiaire élu se chargera de redistribuer les sommes en relation avec le poste, la fonction et l’influence de la commission d’adjudication, soit une bonne dizaine de personnes toutes aussi âpres au gain les unes que les autres.

-Et la mine dans tout ça ? Questionnai-je innocemment.

Kwamé eut un soupçon de sourire désabusé. Fred se tourna vers moi et changea brutalement de sujet…Je sentis une gêne qui s’amplifia au fur et à mesure que je pris conscience de la corruption de Fred également. Oh pas à proprement parler du détournement de fonds, disons, comme Kwamé me l’expliquait, une sorte de « prime exceptionnelle » en compensation du salaire peu élevé de Fred d’une part, de l’indifférence des dirigeants européens d’autre part envers celui qui leur était fidèle depuis tant d’années, et puis, tout de même, de la très grande amitié qui les unissait. Il restait encore un point cocasse. Nana Boateng, roi et partageant la rivière, par conséquent l’orpaillage devait, lui aussi être dédommagé afin d’éviter d’éventuelles détériorations du matériel prévu dont, seul Kwamé aurait droit d’usage, et puis, pour Kwamé, Nana était tout de même roi, lui aussi !

A partir de ces instants, l’ambiance, l’Afrique et son indolence si singulière allaient basculer dans ma tête jusque dans l’horreur. Tout irait dorénavant très vite, l’appel d’offres, grâce à de subtils appuis et beaucoup de temps se déroulerait en deux phases. Kwamé voulait que la part Française aboutisse .rapidement Sa décision était prise. Ce lot lui permettrait d’améliorer l’activité d’orpaillage de façon substantielle, et de me récompenser des efforts fournis. La part importante dévolue à la mine en elle même et à l’extraction, la part « british » verrait le jour, plus tard, peut être. Du moins c’est ce qu’il s’efforçait de faire croire Ainsi qu’il s’y était engagé, sa parole de roi fut exaucée, plusieurs mois plus tard les nouveaux matériels flambants neufs furent acheminés par convoi exceptionnel de Tema à Kumasi, puis jusqu’au cœur de la forêt. La rivière fut défigurée et métamorphosée en usine de traitement d’alluvions sur plusieurs kilomètres de long. Les bushmen disparurent,  Nana fut obligé de se réfugier en aval, ce qui attisa sa haine et sa jalousie. Après plusieurs mois  de formation, de réglages et enfin d’activité, Kwamé décida de ne plus donner suite à la deuxième tranche comme il l’avait en tête depuis bien longtemps. Trop de responsabilités, trop d’intermédiaires et toujours ces British omniprésents comme les hyènes qui se regroupent avant l’attaque

Seule la part de bakchich relative à l’orpaillage ayant été versée, tous les « intéressés » à la tranche  british, alléchés par les montants de commissions qui peuplaient leurs rêves et leurs projets depuis plus d’un an,  se liguèrent contre Kwamé, l’accusant de traîtrise et de félonie envers son peuple et son royaume.

Kwamé, malgré qu’il ait toujours su exprimer tous ses ressentiments envers les Anglais, ne put se justifier, ni se défendre. L’argent mangeait toute compréhension et tout discernement. Nana ne leva pas le petit doigt.

Après plusieurs semaines de recherche, le corps de Kwamé gonflé de l’eau de cette rivière chargée de paillettes jaunes, dériva avant d’échouer sur une des berges en aval de l’usine.

Son visage toujours pigmenté de zones claires semblait vouloir dire qu’une partie de lui resterait ici. L’esprit du roi  continuerait à hanter la rivière dorée. Un roi ashanti ne meurt jamais totalement.

Nana ne fut pas plus réjoui d’apprendre la mort de son « adversaire » qui restait avant tout un grand souverain, sans doute trop fier, trop digne mais peut être aussi trop seul d’avoir voulu redonner aux ashanti ce qu’il avait toujours considéré comme du vol manifeste.

Kwamé fut enterré dans son cercueil jaune d’or en forme de lingot au cours d’une cérémonie présidée par Fred et Nana. Plusieurs centaines de personnes ont peuplé cet endroit de la forêt, les tambours ont résonné longtemps comme un cri de rage entre la terre et le ciel. Pendant quelques instants oppressants, d’une force écrasante, on vit son esprit rejoindre les ancêtres, tout le monde était soulagé, la vie reprenait ses droits.

Les voyages qui s’ensuivirent furent empreints d’une constante nostalgie et de fréquentes évocations diverses des « Parrot mines » avec Fred, devenu l’associé de Nana.

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