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LIREINE
20 juin 2009

Ils étaient si près

La route un peu sinueuse, me balançait bien involontairement contre elle, à tel point que, plusieurs fois, je conservais longuement l’attitude penchée imposée par le virage, alors que le car s’était redressé depuis déjà plusieurs centaines de mètres. Elle se contentait de sourire, restait à mon contact en chantonnant doucement, jusqu’au jour où nous étions tellement proches, que le battement de nos cœurs résonnât de l’un à l’autre.

Je peux affirmer sans détours qu’à ce moment très précis nous avions les mêmes affinités, les mêmes désirs, des envies identiques, la même ou presque vision du monde. On  se ressemblait car notre degré d’émotivité était commun. On se sentait issus de la même famille, celle des contemplatifs, des rêveurs, ascendants songes et méditations en tous genres.

Elle chantonnait souvent, la bouche fermée, des mélodies anciennes qui semblaient faire partie d’elle tout comme son regard, son sourire et cette légère inclinaison de la tête lorsqu’on lui adressait la parole. Elle manipulait le filet de voix qui sortait de sa gorge à la manière d’un instrument. Toutes les subtilités possibles des accents musicaux divers lui étaient permises, elle savait élever le timbre et moduler des notes en douceur, mais sans ouvrir les lèvres jamais.

Une fois rentré à la maison, mon père, qui se traînait toujours de lamentations en soupirs, avait peine à rejoindre le monde des actifs et de l’espoir. Abasourdi par les dettes, l’isolement et l’insouciante responsabilité d’avoir entraîné sa famille dans le chaos, il était devenu une sorte d’ombre, à la différence près qu’il n’était plus lié à rien ni à personne. Il gâchait les espérances qui commençaient à peine à renaître au fond de moi. Il m’était impossible de faire des présentations en l’état actuel des choses. Maman dépérissait de jour en jour, ne voyant plus d’issue à ce fatras de circonstances qui nous tiraient inexorablement au fond du trou. Elle se sentait aspirée, trop faible pour pouvoir lutter. Amener son amie dans un tel décor ? Lui présenter, avec le sourire, deux morts vivants ? Deux zombies à la tête remplie de courants d’air ? En observant mon père, je jugeais la situation improbable, impossible, irréalisable.

Et pourtant, il fallut bien en parler, de ma famille ! Ayline me posa les premières questions ; les choses que l’on demande naturellement, sans malice, car quelle que soit la réponse, l’important, l’essentiel est ailleurs. Le métier du père, la profession de la mère, les frères et sœurs, leur âge, ne sont que des informations qui ne peuvent pas remettre en cause des sentiments partagés.

J’eus beaucoup de mal à répondre. Malgré la jeunesse de notre rencontre, je devinais qu’elle pouvait tout comprendre. Il n’y avait pas de honte, à l’exception de mon père qui avait reçu un tel coup, au plus mauvais moment de sa vie qu’il croyait être une fulgurante ascension, qu’il semblait cassé à tout jamais. On avait coupé un fil à la marionnette. Celui du cou ; de telle sorte qu’il pouvait encore agiter les bras pour se nourrir et marcher pour rejoindre le lit ou le fauteuil, mais plus jamais il ne redresserait la tête. La vie l’avait fauché net dans son élan ; le chômage, la maison, les dettes, les travaux, l’isolement, mes études, maman, tout lui semblait insurmontable ; tout représentait une telle masse, qu’il s’enfonçait sans pouvoir lutter. C’est surtout cette absence de combat, de résistance que je n’arrivais pas à exprimer. Les mots ne sortaient pas, malgré le besoin que j’éprouvais à partager, à me confier. Maman m’avait vu avec Ayline une fin d’après midi alors que nous attendions le car. Elle fut tellement surprise, ce fut tellement inattendu de me voir accompagné alors que j’arborais constamment  une mine déconfite, qu’elle s’arrêta un instant, de l’autre côté de la rue, pour nous observer, ou plus précisément pour fixer une image de bonheur. Voler un fugitif instant d’amour, alors qu’elle me supposait seul et tourmenté. Nos regards se sont croisés, elle a baissé les yeux et reprit sa marche. Je pensais, alors qu’elle s’éloignait, « Non maman, je ne suis pas heureux pour autant… » Un si court moment d’échange n’avait pas pu tout lui faire comprendre. Seules nos mains enlacées avaient retenues son attention. Elle me pensait amoureux, je l’étais pour de bon, pourtant notre bonheur n’était pas entier, il manquait un élément de taille à partager pour qu’il le devienne, mon père. Il était moribond, totalement absent du monde extérieur et des réalités qui étaient devenues celles de maman. Le médecin avait conseillé une cure de soins anti-dépresseur. Il lui fallait à tous prix s’éloigner de la maison, des travaux inachevés, de nous également. L’hospitalisation soulagerait sans doute maman en attendant un hypothétique rétablissement. Mon père, bien qu’amorphe la plupart du temps s’était pourtant refusé à une telle alternative. L’hôpital est un lieu qu’il a toujours eu en horreur et sauf incapacité physique majeure à pouvoir refuser, il n’irait pas. Il craignait par-dessus tout la remontée amère des souvenirs de ma grand-mère, décédée d’une longue maladie dans un recoin de mouroir au fond d’un de ces interminables couloirs lisses et brillants des hôpitaux. Il avait gardé en lui cette image indélébile d’une petite vieille recroquevillée sur une ultime grimace de douleur. Elle était tordue et presque sèche, cassante. On devinait qu’elle avait refusé de partir jusqu’à son dernier souffle, sans  pouvoir combattre. Les extrêmes contractions, à l’approche de la mort, avaient fait se relever une partie de sa chemise de nuit pourtant lourde et épaisse. Plus aucune distinction n’était possible entre les différentes parties des jambes. Tout n’était plus que rides, marques et plis sur une peau jaunie, salie par les années. Cette vision était collée au fond de lui comme une bulle qui remonte à la surface d’un verre à la moindre secousse. Hôpital, dépression, travaux, angoisse étaient autant de soubresauts qu’il ne supportait plus. Il était devenu fragile comme un cristal si fin que l’on osait à peine le toucher, lui parler. On se contentait de le regarder, l’air grave et inquiet, les sourcils froncés sur chacun de ses déplacements. On sentait un mur épais et rugueux entre lui et nous. Il déambulait entouré d’un écran inviolable, fermé à double tour, sur tous les côtés, inaccessible. Mon père n’était plus. Je me rendais compte, peu à peu, comment se fabrique l’incommunicabilité, comment se façonnent les distances, les écarts, comment s’agrandissent les espaces dans des lieux où pourtant rien ne bouge. Comment deux êtres peuvent ils s’éloigner l’un de l’autre en restant pourtant l’un à côté de l’autre ? Quel est donc ce maléfice qui rend les corps inconsistants, inutiles et sans intérêt lorsque l’esprit se détourne de l’autre ? J’étais simplement en train d’apprendre la vie. Je me rapprochais d’un être en m’éloignant d’un autre au moment où j’avais besoin des deux.

A ce moment très précis, l’enseignement fut plus riche que je ne l’aurais pensé. Je prenais conscience qu’aimer pleinement Ayline avec ce fardeau, ce spectre qui envahissait une moitié de mes émotions, de jour comme de nuit, n’était pas concevable. Mon être tout entier était partagé, divisé. L’un aimait, l’autre rejetait. Ayline le comprit. Beaucoup de femmes ont ce pouvoir étrange de sentir les évènements avant qu’ils n’arrivent. Elles anticipent, se projettent à l’instant où la prédiction s’exécutera, et, sans rien changer d’autre dans leur comportement, semblent avoir elle-même modifiée le cours du temps. C’est une question de récepteur, d’ondes qui les enveloppent et leur transmettent la vérité. Maman avaient des cernes violacés sous les yeux, elle était voûtée par la fatigue, se déplaçait à petits pas en se tenant les reins et se tordait littéralement en deux lorsqu’il fallait se baisser. Elle avait pris dix ans d’âge et faisait peine à voir. Ma jeunesse me permettait d’aider maman dans des limites qui n’étaient pas suffisantes pour la soulager pleinement. De toutes façons son usure précoce était certes accentuée par les travaux domestiques, mais ils n’en étaient pas à l’origine.

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